L'histoire mystérieuse du Turc Mécanique
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Un beau conte de Noël : L'histoire mystérieuse du Turc Mécanique
Avec les fêtes qui approchent, parlons d'un sujet à la fois historique et dont l'histoire est à elle seule un très beau conte. Le Turc Mécanique donc.
Ce meuble, construit au XVIIIe siècle, était à l'origine un magnifique canular. De nos jours, avec la technologie de l'intelligence artificielle qui se développe et dont on parle de plus en plus, il est aisé d'imaginer un robot qui ferait la même chose, mais en 1770 ?
Le principe du Turc Mécanique fut conçu à cette époque par le hongrois Johann Wolfgang von Kempelen. Présenté comme un automate, il était capable de jouer aux échecs et de résoudre le problème du cavalier, consistant à déplacer le cavalier sur chaque case de l'échiquier.
Commençons par présenter ce premier protagoniste. Né à Preßburg (dans l'actuelle Slovaquie) le 23 janvier 1734, Johann Wolfgang Ritter von Kempelen fut un savant. Intéressé par toutes les sciences (physiques, mathématiques, sciences naturelles, architecture, littérature, musique), c'était par ailleurs un formidable polyglotte, capable de parler huit langues : latin, hongrois, français, italien, slovaque, anglais, gaélique irlandais et roumain en plus de sa langue natale, l'allemand.
En 1755, après avoir visité Rome, Naples et d'autres villes italiennes, von Kempelen participe à la traduction du Codex Theresianus du latin à l'allemand. Il devient par la suite conseiller royal puis secrétaire de la cour hongroise.
L'Histoire du Turc Mécanique commence à la suite d'un spectacle de magie donné par le célèbre illusionniste François Pelletier à la cour de Marie-Thérèse d'Autriche. Incapable d'expliquer à cette dernière les trucs et astuces du magicien, l'ingénieur royal, von Kempelen donc, vexé, assure être capable de proposer un meilleur divertissement.
Le fameux turc est constitué d'un meuble semblable à une table avec un échiquier, derrière lequel se trouve un mannequin portant des habits traditionnels orientaux de l'époque. Tenant une longue pipe d'un bras, son autre bras repose sur la table.
L'intérieur du meuble est rempli de mécanismes d'apparence complexe, qui n'ont en vérité qu'un seul objectif : tromper le spectateur. Car, c'est de nos jours de notoriété publique, le Turc Mécanique du XVIIIe siècle était actionné par un être humain caché sous le meuble.
Et comment cela fonctionne-t-il ? Par magnétisme. Les pièces de l'échiquier sont en effet toutes reliées à des aimants, et le dessous de l'échiquier comporte une numérotation afin de permettre à l'opérateur d'effectivement pouvoir jouer aux échecs.
Kempelen, de plus, avait ajouté à son mécanisme une petite boîte en bois qu'il observait fréquemment, afin d'induire plus encore les spectateurs en erreur. Johann Nepomuk Mælzel, qui reprit le Turc après la mort de Kempelen n'utilisa plus cette partie du mécanisme.
À noter enfin que le bras du turc pouvait être bougé par l'opérateur, et que son visage était capable d'expressivité. Mælzel compléta le Turc en lui ajoutant une boîte vocale capable de dire “Échec”.
Six mois après le spectacle de Pelletier, toujours en 1770 donc, le turc est présenté au palais de Schönbrunn, à Vienne. À chaque représentation, son créateur ouvre le mécanisme pour le montrer au public, puis vient le moment de l'affrontement.
L'automate prend systématiquement le premier coup, et joue les pièces blanches. Il est capable de hocher et de secouer la tête pour transmettre des messages, y compris pour empêcher le joueur adverse de jouer un coup illégal. Dans ce cas précis, le turc replace le pion à son emplacement d'origine, et joue un coup !
Et bien sûr, le Turc parle à son public. Capable de parler en allemand, en anglais et en français, ses réponses sont publiées au format littéraire en 1789 par le mathématicien Carl Friedrich Hindenburg. En 1785, quelqu'un suppose la présence d'un opérateur sous le turc, mais cela ne va pas plus loin.
Une tournée européenne a bientôt lieu, malgré les réticences de Kempelen, qui pensait probablement ne plus avoir besoin de ressortir sa machine. C'est d'abord en France - à Versailles puis à Paris - que le turc joue aux échecs. Il joue contre les meilleurs joueurs d'Europe, et perd d'ailleurs la plupart du temps. Un champion français, François-André Danican Philidor, aurait décrit sa partie contre le turc comme sa partie d'échecs la plus fatigante.
La dernière partie notable du Turc en France à cette époque l'oppose au célèbre Benjamin Franklin, alors ambassadeur des États-Unis. Il gardera tout le reste de sa vie un intérêt pour cette machine.
Le Turc Mécanique passe ensuite un an à Londres puis se retrouve à Leipzig et Dresde avant de se retrouver à Amsterdam. Kempelen accepte ensuite une invitation du roi Frédéric II de Prusse, mais on ignore si le Turc lui a effectivement été présenté ou non.
Kempelen, sur la fin de sa vie, n'a jamais réussi à revendre le Turc. C'est son fils, après sa mort en 1804, qui le revend au musicien de Bavière Johann Mælzel. Ayant appris les secrets du Turc, il le restaure et ajoute des subterfuges supplémentaires. C'est la seconde vie du Turc, qui affrontera aux échecs des adversaires aussi illustres que Napoléon Ier ou Edgar Allan Poe.
Difficile de décrire la partie disputée contre Napoléon Bonaparte, car les nombreux témoignages qui la relatent entrent en contradiction les uns avec les autres. Un témoin raconte par exemple que Napoléon joue séparé du Turc, et que Mælzel se charge lui-même de déplacer les pièces.
Selon ce témoignage, Napoléon tente d'abord de prendre le Turc par surprise en jouant le premier coup lui-même (Mælzel laisse faire), puis tente trois fois de jouer des coups illégaux. Le Turc aurait alors renversé toutes les pièces de l'échiquier, et Napoléon aurait alors demandé une partie normale dans laquelle il aurait jeté l'éponge au terme de 19 coups.
D'autres témoignages disent que mécontent d'avoir perdu une partie, Napoléon en aurait rejoué d'autres dans d'autres conditions.
Cela dit vous me permettrez de contredire le premier témoignage, selon lequel le Turc aurait renversé toutes les pièces de l'échiquier. Est-ce que c'était vraiment possible si les pièces fonctionnaient par magnétisme et jeux d'aimants ? J'émets de sérieux doutes quant à cette histoire.
Toujours est-il que le Turc change de propriétaire en 1811, racheté par le vice-roi d'Italie, Eugène de Beauharnais pour la somme de 30.000 francs. Cela n'aura pas duré : Mælzel le rachète en 1815 !
En 1819, le Turc Mécanique fait une tournée britannique avec de nouveaux handicaps. C'est alors Jacques-François Mouret qui le manipule, champion d'échec français qui jouait au célèbre Café de la Régence (à Paris), et qui se trouvait être petit-neveu de François-André Danican Philidor. Le monde est petit.
Malgré les handicaps imposés (la suppression d'un pion et la possibilité pour l'adversaire de jouer le premier coup), le Turc remporte 45 victoires pour trois défaites et deux nulles.
Le Turc Mécanique rencontre de nouveau le succès aux États-Unis, avec la complicité du joueur d'échecs alsacien William Schlumberger, et en dépit des menaces anonymes reçues par Mælzel. Un concurrent au Turc Mécanique, le Joueur d'Échec Walker, est conçu par des américains mais ne rencontre aucun succès.
C'est à cette époque que le Turc affronte Edgar Allan Poe, qui écrira par la suite l'essai intitulé Le joueur d'échecs de Mælzel. Ce texte, publié en Avril 1836, demeure à ce jour le texte le plus célèbre consacré au Turc Mécanique, en dépit de ses nombreuses hypothèses incorrectes.
Puis le Turc part à Cuba. Malheureusement, Schlumberger décède sur place de la fièvre jaune. C'est ensuite Mælzel, lors du trajet retour en bateau, qui décède à l'âge de 66 ans. Nous sommes en 1838, et le Turc et d'autres automates sont ensuite confiés à l'un de ses amis, l'homme d'affaires John Ohl.
Ce dernier décide de revendre le Turc aux enchères mais n'y parvient pas et finit par le racheter lui-même pour 400 dollars. Ceci dit, John Kearsley Mitchell, médecin d'Edgar Allan Poe, se montre finalement intéressé, le rachète et crée un club avec l'aide duquel il le restaure avant d'en faire don au Peale Museum, à Baltimore. Malheureusement, le 5 juillet 1854, un incendie eut raison du Turc Mécanique qui disparut au milieu des flammes.
Les secrets du Turc furent longtemps gardés, par un petit nombre de personnes : opérateurs et joueurs d'échecs, essentiellement. The Chess Monthly, mensuel publié aux États-Unis de 1857 à 1861, fut la première source à révéler intégralement les secrets du Turc, qui, tout le temps de sa carrière, demeura pour le grand public un merveilleux mystère.
De nos jours, le terme Turc Mécanique est utilisé pour désigner l'action de faire croire à un utilisateur qu'un processus est entièrement automatisé alors que des actions humaines sont nécessaires pour qu'il fonctionne. Avec l'avènement de l'IA, qui a fini par survenir d'une façon bien plus brutale que tout ce qu'on pouvait prévoir, ce type de processus ne devrait plus jamais avoir besoin d'exister.
En attendant, le Turc Mécanique reste un objet extraordinaire. Il faudra attendre le XXe siècle et la foire de Paris de 1914 pour découvrir le premier véritable automate joueur d'échecs, El Ajedrecista, conçu deux ans plus tôt par l'espagnol Leonardo Torres Quevedo.
Ce lointain ancêtre des ordinateurs joueurs d'échecs n'avait évidemment pas la sapience humaine du Turc Mécanique, et ne peut obéir qu'à des règles extrêmement simples - il n'en reste pas moins le premier jeu électronique de l'Histoire, ainsi que le premier ordinateur à usage unique de l'Histoire.